Brussels Philharmonic | carmina, burana

Carmina Burana

NOTES DE PROGRAMME

explications : JASPER CROONEN

Carl Orff Carmina Burana (1937)

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21.06.2024 FLAGEY
22.06.2024
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Dans cette œuvre apparemment simpliste réside une grande profondeur

O For-tu-na
ve-lut lu-na
sta-tu va-ri-a-bi-lis …

Même sans rien comprendre du latin, vous connaissez probablement les premières mesures de Carmina Burana de Carl Orff. Cela n’a rien de surprenant, mais comment cela s’explique-t-il ?

Cela tient au style tout à fait particulier du compositeur allemand (1895-1982), un style incomparable à celui de ses contemporains et donc unique dans toute l’histoire de la musique. Ce qui ne veut pas dire que Carl Orff est un excentrique ou un électron libre, bien au contraire : lorsqu’il étudiait à la Staatliche Akademie der Tonkunst de Munich, il était très au fait des dernières évolutions dans le domaine de la composition. Il adhérait aux théories d’Arnold Schoenberg et appréciait particulièrement le style de Claude Debussy, dont l’inspiration est d’ailleurs très présente dans certaines de ses œuvres de jeunesse, comme Gisei, das Opfer.

Carl Orff se rend cependant vite compte que sa voie est ailleurs. « Il avait la plus grande admiration pour Bach, Mozart, Beethoven et d’autres maîtres du passé, mais n’était pas du tout enclin à suivre leurs traces », résume le musicologue américain Everett Helm dans une biographie parue en 1955.

Deux éléments sont déterminants dans cette décision. Tout d’abord, après la Première Guerre mondiale, le compositeur découvre la musique de Claudio Monteverdi, qui l’inspire grandement. En tant que chef d’orchestre, Carl Orff ramène ses opéras (largement oubliés à l’époque) sur les planches ; en tant que compositeur, il se nourrit des idées originales du théâtre musical. Cependant, sa passion dépasse bientôt le pionnier de l’opéra et dégénère en une obsession générale pour les choses du passé : non seulement pour l’opéra de la Renaissance, mais aussi pour la langue latine et le mystère médiéval.

Au même moment, il élabore ses théories sur l’éducation (musicale) avec Dorothee Günther. L’enseignement de la Güntherschule qu’ils fondent ensemble mêle gymnastique, mouvement, musique et danse. Leurs recherches visent à comprendre le pouvoir expressif élémentaire du corps et de la musique. Ce faisant, le duo s’oppose clairement aux idées alors en vogue de l’Ausdruckstanz selon lesquelles les danseurs doivent chercher à exprimer leurs émotions à travers leurs mouvements. Pour Carl Orff et Dorothee Günther, le mouvement n’existe que pour lui-même. La musique doit s’appuyer sur ce principe et commencer par le mouvement, ce qui conduit à la construction d’un langage tonal très primitif et percussif.

« Puis-je vous demander de réduire en pâte à papier tout ce que j’ai écrit jusqu’à présent et qui a malheureusement été publié par vous ? Mon œuvre commence avec Carmina Burana. »

(Carl Orff, dans une lettre à son éditeur, 1937)

Jusqu’à l’os

Ces deux éléments se retrouvent dans Carmina Burana, le chef-d’œuvre de Carl Orff. Il y a d’abord la source, un manuscrit médiéval de l’abbaye bénédictine de Benediktbeuern. Il s’agit bien entendu d’un élément essentiel dans la genèse de l’œuvre, mais c’est à la fois un détail presque négligeable dans le tableau d’ensemble des sources d’inspiration du compositeur allemand, car ses projets pour le Codex Buranus vont bien plus loin qu’un simple amour pour la culture ancienne.

L’artiste souhaite avec cette œuvre donner un nouvel élan à l’opéra et au théâtre musical. Il ne pense cela possible qu’en s’éloignant des idées en vogue et en revenant au style du début du XVIIe siècle, ce qui implique une simplification drastique du matériau musical. C’est là que les idées de Monteverdi sont en parfaite adéquation avec celles de la Güntherschule, où l’on tend aussi vers une suprême simplicité, avec une expression primaire du rythme, de l’harmonie et du développement de la musique. Des éléments que Carl Orff dépouille jusqu’à l’os dans Carmina Burana.

Il utilise des motifs rythmiques élémentaires qu’il répète de manière maniaque et émouvante. Les instruments à percussion jouent évidemment un rôle majeur dans ce langage tonal rythmique, qui va bien au-delà de ce que ses contemporains exigeaient des percussionnistes à l’époque. Le compositeur fait donc appel à un instrumentarium extrêmement large, dans lequel des instruments peu courants comme la grosse caisse, les cymbales, les cloches de traîneau, les castagnettes et le célesta jouent également un rôle important. Tout comme les rythmes, l’instrumentation est très cellulaire. Le compositeur exploite à fond chaque timbre avant de présenter à ses auditeurs une nouvelle combinaison d’instruments.

Carl Orff reprend ce procédé dans son écriture mélodique. Il utilise principalement des motifs courts, qu’il assemble pour former des phrases plus longues, sans aucun développement du motif original, comme on le faisait aux siècles précédents. Faut-il dès lors s’étonner que la progression harmonique soit également très rudimentaire ? Le compositeur va rarement au-delà de la tonique, sous-dominante et dominante, les particules élémentaires de l’harmonie, de la base au plus haut degré de tension et retour.

Les mots utilisés pour décrire son langage peuvent sembler bien rigoureux face à tant de simplification. C’est principalement dû au fait que dans notre langue et notre culture, nous n’aimons pas particulièrement la répétition et que nous sommes toujours à la recherche de nouveauté et de changement. Toutefois, si la musique de Carl Orff peut effectivement sembler très simple, il ne faut pas perdre de vue le fait qu’il s’agit là d’un choix parfaitement délibéré, né de la volonté de se débarrasser de tout lest et d’aller à l’essentiel. « Pour certains critiques qui s’intéressent avant tout au style et à l’idiome de la musique, Carl Orff est un type simpliste, dont la dissociation volontaire des principaux courants stylistiques de la musique contemporaine constitue une faiblesse cardinale. Pour d’autres, il est un innovateur et un prophète, dont les nouvelles méthodes et le primitivisme tendent à sauver la scène musicale de la décadence », explique Everett Helm.

Nous en arrivons enfin à la raison pour laquelle Carmina Burana est si facile à chanter : pour Carl Orff, comme pour Monteverdi, l’essentiel était le texte. Si les mélodies sont si entraînantes, c’est parce qu’elles permettent au texte de s’imposer. La musique ne sert qu’à illustrer ou à orner le livret et n’a guère le droit d’exister en dehors des mots sur lesquels elle est basée, tout comme la musique à la Güntherschule n’avait pas le droit d’exister en dehors du mouvement généré. Selon le compositeur allemand, le renouveau du théâtre musical passe par le mot.

La question de savoir s’il a rencontré ses ambitions reste ouverte. Surtout quand on sait qu’il existe une version tristement célèbre par Mama Appelsap du mouvement d’ouverture « O Fortuna », dans laquelle tous les mots sont mal interprétés. Ce n’est cependant pas pour rien que l’œuvre est devenue une pierre angulaire du répertoire classique, avec ses harmonies qui préfigurent la musique pop, ses rythmes primaires et captivants et ses lignes vocales qui se nichent dans l’oreille pour ne plus en sortir. Ce n’était peut-être pas son ambition première, mais à sa manière tout à fait particulière, Carl Orff a produit un chef-d’œuvre.