Brussels Philharmonic | janácek, miller, bartók

Janácek / Miller / Bartók

notes de programme

explications : AURÉLIE WALSCHAERT

Leoš Janácek Ríkadla (Nursery Rhymes) (1926)
Cassandra Miller I cannot love without trembling - Concerto for Viola and Orchestra (2022) (première mondiale)
Béla Bartók Le Mandarin merveilleux, op. 19, BB 82 (1925)

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11.03.2023 FLAGEY

Tant pour Leoš Janáček que pour Béla Bartók, la musique folklorique de leur pays natal fut un ingrédient indispensable au développement de leur langage musical. Janáček avait 72 ans quand il écrivit le recueil Říkadla, avec des chansons sur le mariage d’une betterave ou sur une femme qui tombe dans la soupe. Ces joyeuses miniatures sont un clin d’œil aux compositeurs qui abordent les œuvres « humoristiques » avec un trop grand sérieux. Le Mandarin merveilleux de Béla Bartók, une pantomime pleine d’érotisme et de violence interdite dès 1926, est également caractérisée par un mélange d’éléments folkloriques et expressionnistes.

Le Brussels Philharmonic et le Vlaams Radiokoor associent ces deux œuvres à la création mondiale du concerto pour alto I cannot love without trembling de Cassandra Miller, l’une des compositrices les plus fascinantes d’aujourd’hui.

Ríkadla

L’écrivain tchèque Milan Kundera écrivit ceci à propos de Leoš Janáček (1854-1928) : « Si Janáček était mort à 50 ans, il serait aujourd’hui une note de bas de page dans l’histoire. » En effet, le compositeur mit plusieurs décennies à développer son langage et ne composa ses meilleures œuvres que dans les vingt dernières années de sa vie. Il était particulièrement motivé par la reconnaissance publique de son travail, mais c’est aussi sa passion pour Kamila Stösslová, de quarante ans sa cadette, qui nourrit son inspiration à partir de 1917.

L’envie d’innover qui caractérise les œuvres tardives de Janáček est également à mettre en lien avec la fascination du compositeur tchèque pour la musique et la langue de son pays. L’histoire raconte qu’il transcrivait les conversations qu’il entendait autour de lui dans les cafés et autres lieux publics, convaincu que les mélodies qui en résultaient pouvaient donner une idée de l’état d’esprit du locuteur : « Les inflexions du langage parlé montrent si la personne est folle ou sage, endormie ou éveillée, fatiguée ou alerte. » À partir de 1897, il travailla à une théorie des chants parlés, s’efforçant de produire une représentation aussi exacte que possible de la vitesse, de la hauteur, de l’intonation et du rythme du langage parlé. Dans sa musique, les mélodies ne suivent pas seulement les lignes ascendantes et descendantes et les phrases courtes et irrégulières de la langue ; elles permettent également de caractériser les personnages.

Janáček appliqua également ce principe aux comptines de son recueil Říkadla. La musique présente des traits tout aussi absurdes que les paroles. Certaines ont même un petit côté sadique : « Ma femme est haute comme une botte, je la mettrai dans la casserole avec un couvercle par-dessus, pour qu’elle cuise dans ma popote. » Si Janáček avait déjà 72 ans lorsqu’il composa le recueil, il n’avait certainement pas oublié les jeux de son enfance. Pour rendre l’atmosphère enfantine et humoristique, il utilise des instruments bizarres tels qu’un ocarina, des clarinettes de différentes tailles et un tambour d’enfant. En 1924, il rédigea une première version à huit comptines pour trois voix de femmes, clarinette et piano. Pour la version finale de 1926, il en augmenta le nombre ainsi que la taille de l’ensemble, ajoutant des voix et des instruments particulièrement graves comme le (contre)basson et la contrebasse.

I cannot love without trembling

« Dans la lamentation de Zoumbas, j’ai cherché un espace surnaturel pour pouvoir rêver »

Le dernier concerto de la compositrice canadienne Cassandra Miller (1976), Duet for cello and orchestra (2015), a été désigné comme l’un des meilleurs morceaux de musique du XXIe siècle par The Guardian. C’est son concerto (pour alto) I cannot love without trembling, dédié à Lawrence Power, qui sera créé ce soir. Miller a déjà travaillé avec l’altiste et s’est laissé guider par son jeu lyrique.

L’inspiration lui est venue des écrits de Simone Weil, dans lesquels la philosophe affirme que toute absence porte en elle une forme de présence. Cassandra Miller y a vu une ressemblance frappante avec un enregistrement du violoniste Alexis Zoumbas reçu lors d’un voyage dans le nord de la Grèce. En 1910, Zoumbas avait été contraint de fuir à New York, où il avait enregistré certaines de ses propres versions des moiroloi, des lamentations chantées depuis des siècles par les femmes d’Épire lors des services funéraires. Elles dépeignent non seulement l’histoire musicale de son pays, mais aussi la nostalgie dévastatrice que l’on peut en avoir.

Miller est partie de cet enregistrement, selon un processus typique de son travail : « J’ai chanté plusieurs fois (d’abord avec l’enregistrement de Zoumbas, puis avec le mien) selon un processus ritualisé et méditatif que j’appelle “chant automatique”. Ainsi, le moiroloi a pris la forme du soupir tremblant-aimant-triste du violoniste. Dans la lamentation de Zoumbas, j’ai cherché un espace surnaturel pour pouvoir rêver, un espace de séparation et de connexion, d’absence et de présence, dans l’espoir que nous puissions pleurer et rêver ensemble dans la salle ce soir. »


Le Mandarin merveilleux

« Ce sera une musique infernale si je réussis » fut l’avertissement de Béla Bartók (1881-1945) à sa femme pendant la composition de la pantomime Le Mandarin merveilleux. Cela n’avait rien d’un mensonge ; le ballet est une œuvre explosive à tous les niveaux. Tout d’abord, il y a le livret de Menyhért Lengyel, plein de crimes : dans le tumulte d’une ville morne, quelques jeunes hommes errants s’en prennent à une prostituée pour voler ses clients. Les deux premières victimes n’ont rien dans leurs poches et sont tuées de sang-froid. La troisième est un noble chinois. Il ne peut résister aux charmes de la jeune femme et la rattrape après une folle course-poursuite. Alors qu’il essaie de l’embrasser, les garçons attaquent le mandarin sans pitié. Mais son désir le retient de mourir ; ce n’est qu’après que la femme l’a embrassé qu’il succombe à ses blessures.

Bartók découvrit le scénario du ballet dans le magazine littéraire hongrois Nyugat en 1917. Il acheva la partie de piano un an plus tard, mais il n’en termina l’orchestration qu’en 1923. La musique elle aussi semble diabolique : des sons brutaux, dissonants et arythmiques évoquent l’atmosphère agitée d’une bruyante métropole. En quelques endroits, la violence orchestrale est interrompue par une mélodie douce et séduisante à la clarinette qui dépeint l’attrait de la femme. Son contenu amoral et sa musique expressionniste provoquèrent un scandale lors de sa création en 1926 : « Cologne, ville d’églises, de monastères et de chapelles, a connu son premier véritable scandale [musical]. Cris, sifflements, trépignements et acclamations [...] qui ne se sont pas calmés, ni après l’apparition du compositeur ni après la tombée du rideau. » L’œuvre fut également interdite à Cologne, et il fallut attendre 1946 pour qu’elle soit donnée en Hongrie. En la transformant et en la raccourcissant pour en faire une suite orchestrale (dans la suite, l’histoire se termine avant la mort du mandarin), Bartók donna une seconde vie à l’œuvre. Et sous cette forme, Le Mandarin merveilleux devint une œuvre souvent jouée et très appréciée.