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notes de programme

Chostakovitch travaille pratiquement tout au long de sa vie sous le joug du régime soviétique, qui bride toute expression artistique et culturelle à la suite de la Révolution d’octobre de 1917.

« Tout le monde pense que tu t’engages dans une mauvaise voie. Mais je souhaite que tu poursuives sur cette voie qui est la tienne. »

Ces mots d’encouragement, ce sont ceux que le grand compositeur russe Dimitri Chostakovitch adresse à Sofia Goubaïdoulina à la remise de son diplôme en 1959. Des mots qui caractérisent la carrière de ces deux compositeurs, qui ont subi la terreur et la censure du régime dictatorial soviétique. Un poids que Chostakovitch a porté sur ses épaules tout au long de sa vie, en quête constante d’équilibre entre liberté artistique et règles établies. Heureusement pour Sofia Goubaïdoulina, un nouveau chapitre s’ouvre au cours des années 80, notamment grâce à l’interprétation de son concerto pour violon par le célèbre violoniste Gidon Kremer en Europe et bien au-delà de ses frontières. En 2002, l’Académie royale de musique de Suède lui décerne l’illustre Polar Music Prize, en guise de reconnaissance de toutes ces années de travail sous la tyrannie politique.

Entre terreur et créativité

Chostakovitch travaille pratiquement tout au long de sa vie sous le joug du régime soviétique, qui bride toute expression artistique et culturelle à la suite de la Révolution d’octobre de 1917. Au début, la période des années 20 laisse encore un peu de place à l’expérimentation et la musique occidentale est toujours interprétée dans les salles de concert russes. Mais il apparaît rapidement que le nouveau régime ne soutiendra plus que l’art qui se tient au service du parti. Malgré ces circonstances défavorables, Chostakovitch réussit à devenir un compositeur respecté et apprécié, y compris auprès des mécènes officiels. Le vent tourne quand Staline arrive au pouvoir en exigeant une soumission complète des artistes. Staline rend les choses plus difficiles encore pour le compositeur en le faisant humilier publiquement dans un article paru en 1936, férocement intitulé « Galimatias musical » à propos du Lady Macbeth de Chostakovitch. Le compositeur y est averti que son œuvre est un « jeu insensé » qui « pourrait mal finir ». Par ailleurs, il lui attribue les plus hautes distinctions. Ses amis artistes qui osent prendre la défense du compositeur disparaissent subitement.

Dans ce contexte de terreur continue, Chostakovitch est partagé toute sa vie entre deux pôles : d’une part, il ne veut pas entrer en conflit avec les autorités de crainte de se faire arrêter et d’autre part, une soumission complète limiterait sa créativité. Il ne fuit toutefois pas son pays natal et parvient à louvoyer entre les exigences du régime communiste. Une attitude qui n’est pas toujours sans danger, comme on l’apprend dans Testimony : « La composition en devenait de plus en plus difficile pour moi. Cela peut paraître curieux, car c’est généralement l’inverse. On écrit plus facilement quand on est compris. Mais ici, tout est inversé. Plus il y a de public, plus il y a de délateurs. Et plus il y a de gens qui comprennent de quoi il s’agit, plus il y a de probabilités d’être dénoncé. »

La mort de Staline, le 5 mars 1953, ne suffit pas pour rassurer Chostakovitch. Une certaine angoisse le poursuit et ne lâche pas son emprise lorsqu’il compose de nouvelles œuvres, dont la Symphonie n° 10. Cela fait alors huit ans déjà qu’il n’a plus composé de symphonie. Depuis la censure de sa Symphonie n° 9 en 1948, il s’est obligé à rester en retrait et s’est limité à composer des commandes patriotiques. Au cours de l’été et l’automne 1953, il travaille à sa monumentale Symphonie n° 10. À la fin de celle-ci se répète frénétiquement son acronyme musical et allemand D-S-C-H, « Dmitri SCHostakovich ».

L’audace des rêves

Sofia Goubaïdoulina ne se laisse pas non plus chasser de son pays natal par l’hostilité récurrente du régime soviétique. Ce n’est qu’après la chute du mur de Berlin qu’elle déménage en Allemagne pour y composer en toute quiétude, au cœur de la forêt. Sofia Goubaïdoulina est née le 31 octobre 1931 à Tchistopol, une petite ville de la république russe autonome du Tatarstan. Son amour précoce pour la musique la mène aux conservatoires de Kazan et Moscou. Elle s’y heurte déjà à une première résistance : « À ce moment-là, quelques autres étudiants en composition et moi-même étions sujets à de vives critiques au sein du département Composition du Conservatoire de Moscou. Bien que nous fussions admis à suivre ces études supérieures, les fonctionnaires du conservatoire déclaraient que malgré notre grand talent et notre aptitude à travailler ardemment, nous avions choisi ce qu’ils appelaient “une mauvaise voie”. »

Cela n’allait pas s’améliorer. Après ses études, il faudra encore attendre une vingtaine d’années avant que la musique de Sofia Goubaïdoulina soit « approuvée » par les institutions culturelles russes. Les thématiques franchement spirituelles de ses compositions et ses nombreuses expérimentations musicales ne correspondent pas aux valeurs du réalisme socialiste de l’époque. Cela va tellement loin que l’Union des compositeurs soviétiques l’inscrit sur la liste noire en 1979 ; une sanction qui a également frappé Chostakovitch en 1948. L’Union des compositeurs qualifie sa musique de « boue bruyante se faisant passer pour de l’innovation musicale, sans aucun lien avec la vraie vie. » Mais leur jugement n’arrête pas la compositrice : « Le fait de me retrouver sur la liste noire et de ne pas être interprétée m’a offert une liberté artistique, même si je ne pouvais gagner ma vie. Je pouvais écrire ce que je voulais, sans compromis. » Il s’ensuit une période d’expérimentation. Sur la microtonalité, mais aussi sur diverses possibilités de jeu d’instruments folkloriques de la tradition russe. Son œuvre est aussi de plus en plus imprégnée d’une profonde foi orthodoxe. Tous ces éléments conjugués constituent le ferment de son langage musical, qui fait le succès de ses compositions à l’heure actuelle.

En 1971, Sofia Goubaïdoulina compose le Poème de conte de fées pour une émission radiophonique pour enfants. Cette œuvre accessible s’inspire du conte tchèque La petite craie, dont l’histoire lui parle personnellement, car elle y voit des similitudes avec le destin d’un artiste. Elle décrit le conte en ces termes : « Le héros de cette histoire est un simple bâton de craie, qui surgit d’une boîte et découvre qu’il se trouve dans une salle de classe. Il se met à rêver et espère qu’il tombera entre les mains d’un artiste pour dessiner de superbes châteaux, des jardins, des pavillons, etc. Mais il n’a pas atterri au bon endroit et doit écrire de tristes formules mathématiques, des figures géométriques et des exercices linguistiques. Le bâton de craie est de plus en plus découragé, car il se rend compte qu’il deviendra bientôt trop petit et sera jeté. Un jour, il se retrouve dans le noir complet et il craint que son heure soit venue. Mais en réalité, un jeune garçon l’a pris dans la classe pour l’emporter dans son sac. Et lorsqu’il l’en sort, c’est pour dessiner dans la rue. Le bâton de craie est si heureux qu’il ne remarque pas que le jeune garçon l’use jusqu’au bout. »

Explications : Aurélie Walschaert