Sous la direction d’Ilan Volkov, le Brussels Philharmonic a choisi la Deuxième et la Sixième Symphonie de Luc Brewaeys : dans cette dernière, Brewaeys rassemble tout ce qu’il défend - la richesse des couleurs de la musique spectrale du XXe siècle, une orchestration audacieuse et une confrontation avec l’électronique. C’est indubitablement influencé par cet élan que Daan Janssens a écrit un nouveau concerto pour violon, orchestre et surround electronics.
découvrir plusDès son jeune âge, Luc Brewaeys (1959–2015) rêvait de devenir compositeur. Ses ambitions étaient d’emblée immenses. Il racontait souvent, en riant, qu’enfant il avait entendu Le Sacre du printemps (1911–13) d’Igor Stravinski (1882–1971) et s’était dit : « Je veux faire cela, et mieux. » Il a entamé ses études de composition à Bruxelles auprès d’André Laporte (né en 1931), qui lui dispensait, disait-il, ses leçons les plus avisées après le cours, au café. Il a ensuite travaillé avec Franco Donatoni (1927–2000) à Sienne, Brian Ferneyhough (né en 1943) à Darmstadt (Allemagne) et Tristan Murail (né en 1947) à Paris. Grand auditeur, il alliait une connaissance du répertoire d’une rare ampleur à une mémoire exceptionnelle. Cette faim musicale l’a mis en relation avec des compositeurs dont il discernait les avancées stimulantes. De 1980 à 1984, il a eu des contacts réguliers avec Iannis Xenakis (1922–2001). Il s’est lié d’une longue et forte amitié avec Jonathan Harvey (1939–2012). À seulement vingt-six ans, en 1985, il remporte le premier d’une série ininterrompue de prix et distinctions. Pour …, e poi c’era … (Symphony No. 1) (1985), il reçoit le troisième prix du Concours européen des jeunes compositeurs à Amsterdam ; un an plus tard, le même opus obtient le premier prix de la catégorie jeunes compositeurs de la Tribune internationale des compositeurs de l’UNESCO à Paris. Dès lors, la carrière de Brewaeys s’emballe, portée par de nombreuses commandes et résidences, en Belgique et bien au-delà.
Presque toute sa vie professionnelle, Luc Brewaeys a travaillé comme réalisateur du son à la VRT (radio). Il a également enseigné plusieurs années au Conservatoire royal de Bruxelles (analyse de la musique contemporaine assistée par ordinateur et électronique), au Conservatoire de Gand (composition et orchestration) et au Conservatoire de Rotterdam (composition). En 1999, il reçoit le Prix de la culture de la KU Leuven ; l’année suivante, le Prix de la musique de la Communauté flamande. En 2008, il est élu membre de l’Académie royale flamande de Belgique des sciences et des arts. Le grand public fait sa connaissance lors de l’exécution de Talisker dans le hall de la gare d’Anvers-Central à l’ouverture d’Anvers 93. En 2011, il fait la une avec Speechless song, being many, seeming one, œuvre de commande pour la demi-finale du Concours Reine Elisabeth de chant, jugée trop difficile. Deux ans plus tard, en 2013, la chaîne Klara le sacre Musicien de l’Année.
Luc Brewaeys is a musician of obviously significant and natural capacity. He has a quick mind and a talent with many facets and will, no doubt, develop with time into an artist of power. As a composer he displays both facility and intuition, although it is as yet certainly too early in his career to offer an opinion as to the eventual extent and quality of his devlopment. In any event, he clearly informs all his activities with a great deal of engagement and energy, so that one may happily recommend him to anyone in a position to offer him opportunity to exploit these qualities.
Le point de départ de la musique de Luc Brewaeys est le spectralisme, mouvement façonné, entre autres, par Tristan Murail et Gérard Grisey (1946–1998). Ses principes reposent sur l’analyse physique du timbre. Tout son — qu’il émane d’un hautbois, d’une clarinette ou d’un escalier grinçant — a sa couleur propre. Cette couleur résulte de la composition microscopique du son. Outre une fondamentale (la hauteur perçue), tout son contient d’innombrables harmoniques empilées selon des rapports simples : 1:2 (octave), 2:3 (quinte juste), 3:4 (quarte juste), 4:5 (tierce majeure), etc. De même, la lumière blanche se décompose en un éventail de couleurs visibles au prisme — ou dans un arc-en-ciel. En simplifiant, les écarts d’intensité entre les harmoniques façonnent le timbre que nous entendons. Plus le spectre est riche, plus le caractère du son s’identifie aisément. Dans l’analyse d’un timbre instrumental, d’autres facteurs interviennent : les bruits annexes du jeu (couinements, craquements, chuintements) et l’enveloppe même du son, de l’attaque à l’extinction. Ces éléments nourrissent eux aussi l’écriture spectrale.
Dans le spectralisme, la structure harmonique située à l’échelle microscopique devient le socle d’un plan plus vaste : l’harmonie. Concrètement, le compositeur choisit un spectre harmonique jugé intéressant et en utilise les hauteurs et intervalles pour former accords et mélodies. Des sons différents ont des spectres différents et produisent donc des réserves de notes variées, permettant d’évoquer et d’explorer des climats contrastés. Une belle analogie se dresse sur le plateau du Heysel à Bruxelles : l’Atomium. L’architecte André Waterkeyn s’est inspiré de la forme d’un atome de fer — 165 milliards de fois plus petit, mais de forme identique.
Ce qui frappe dans la musique de Brewaeys, c’est sa manière de briser la « lenteur » caractéristique du spectralisme. Les premiers ouvrages spectraux étaient souvent statiques : des nuées de timbres se déployant lentement à l’oreille, telle une photographie de paysage cherchant une lumière unique. Peu à peu, l’attention s’est tournée vers la rhétorique. Il n’y a toutefois pas de véritable opposition : la dualité entre la technique apparemment abstraite du spectralisme et le profil sonore vital, énergique et hautement communicatif d’une large part de cette musique n’est qu’illusoire. Fausto Romitelli (1963–2004), qui a explicitement cherché — et trouvé — de nouvelles formes de sensualité et de rhétorique musicales, y voyait lui aussi un socle fécond. C’est d’ailleurs à Romitelli que l’on doit la formule du son comme « matière à forger », tel un métal que l’on travaille en d’innombrables textures et densités, avec des gammes infinies de teintes et d’éclats.
Pour Brewaeys, ce voyage d’exploration commence avec son Deuxième Quatuor à cordes, Bowmore (1995), et OBAN (1996), où rythme, vitesse, effets de surprise et contrastes ciblés créent davantage d’énergie et une courbe de tension plus ample. Cette grande mobilité deviendra l’un de ses signes distinctifs, tandis que ses œuvres ultérieures font aussi émerger un lyrisme plus marqué. Brewaeys dérive d’abord ses hauteurs des premiers éléments de la série harmonique — où se logent tons entiers et demi-tons de l’octave occidentale. Il intègre également les harmoniques dix-sept à trente-deux. Dans cette zone apparaissent des quarts de ton, que Brewaeys emploie plutôt comme notes de passage et accents de couleur. Elles ne jouent pas un rôle structurel, mais contribuent à la physionomie sonore de l’ensemble.
Huit grandes symphonies témoignent de l’amour de Brewaeys pour l’orchestre — sans doute pour l’ampleur de son dispositif et ses combinaisons timbrales inépuisables. Collègues et amis admiraient sa connaissance impressionnante de l’orchestre. Alliée à un enthousiasme légendaire, elle a produit des partitions d’une intensité rare, en mouvement constant. Sa quête de timbres singuliers l’a mené sur des chemins aventureux.
Souvent, Brewaeys engage un dialogue avec l’espace où résonne sa musique. Altistes entourant le public (Utopia (2004)), trompettistes entrant en scène en jouant (Along the shores of Lorn (2005)), violonistes disparaissant des plateaux (Bowmore (1995)) : chez lui, ce ne sont pas des effets scéniques, mais des intuitions musicalement fondées. Dans Talisker (1993) pour cinq solistes (clarinette, clarinette contrebasse, cor et deux percussionnistes), grand ensemble de clarinettes et huit percussionnistes, il expérimente la « résonance ». Il a écrit l’œuvre pour l’ouverture d’Anvers 93, à exécuter dans le hall de la gare d’Anvers-Central. L’espace architectural — avec une réverbération d’environ 8,5 secondes — en est le point de départ. Dispersés dans le hall (certains clarinettistes sur les galeries), les musiciens jouent avec la réverbération dans un jeu dynamique. L’oreille s’y perd — parfois littéralement, lorsque l’ensemble de clarinettes imite et prolonge la traîne des cymbales et autres percussions métalliques. Brewaeys plaisantait qu’il ne viendrait à l’idée de personne de donner un concert dans un espace aussi résonant — sauf à lui, bien sûr. Dans sa Symphonie n° 5, Laphroaig (1993), il va plus loin : un orchestre complet avec chef se trouve sur scène, un orchestre de chambre avec second chef derrière le public. L’électronique en direct, diffusée depuis les quatre coins de la salle, ajoute de la résonance grâce à deux réverbérations, dont l’une en mode infini, prolongeant indéfiniment l’extinction d’un son (voir aussi l’article de Stefan Van Eycken, p. 37). Le solo de hautbois amplifie encore l’effet : depuis les coulisses, le hautboïste joue avec la distance au micro.
Cette fascination guide aussi ses choix instrumentaux : percussions métalliques, cloches et gongs — à la sonorité pleine — sont presque toujours de la partie. Sa Symphonie n° 6 (2000) porte d’ailleurs le sous-titre « … breathing beyond the shadows of bells … ». Mais Brewaeys va bien plus loin en matière de couleur : il installe aussi une citerne d’huile, une baignoire (Komm! Hebe dich ... (Symphony No. 2) (1987)), un orgue de bouteilles (Symphony No. 8 (2004)) et un tuyau d’arrosage (Talisker (1993)) dans l’orchestre. Et lorsque la couleur recherchée ne peut être obtenue par des moyens acoustiques, l’électronique offre la solution. Black Rock Unfolding (2008) est une pièce pour violoncelle seul qui, par instants, sonne comme un orchestre de violoncelles graves et aigus. En maintenant et prolongeant certaines notes, Brewaeys empile des couches sonores et bâtit des accords. Le grand atout de l’électronique est de lui permettre d’ajouter, sans contrainte, des sonorités campanaires — ses préférées. Dans Ni fleurs ni couronnes (2013) « for violin with ghost violins and bells », la bande mêle environ un tiers de sons de violon et deux tiers de timbres de cloches, si intimement fondus qu’ils deviennent comme un second instrument invisible dialoguant avec le violon en direct.
Brewaeys sollicite beaucoup les interprètes et met volontiers leurs limites à l’épreuve. Il les extrait de leur zone de confort, fait chanter des instrumentistes (Komm! Hebe dich ... (Symphony No. 2)), place les bois dans la percussion (dans OBAN (1996), ce sont les bois qui jouent les gongs d’eau), demande des notes aiguës sur des instruments graves (toujours dans OBAN), fait jouer au saxophoniste deux saxophones à la fois et exécuter des techniques redoutables comme la respiration circulaire (Non lasciati ogni speranza (1990)). Son inventivité en matière de jeu semble sans bornes. Dans OBAN — pour la combinaison déjà singulière clarinette basse, basson, cor, trombone, percussion, piano, alto, violoncelle et contrebasse — il fait jouer au clarinettiste une peau de timbale, dont la tension est modulée par la pédale. Il en résulte un phasing acoustique comparable à celui d’une guitare électrique. Un peu plus loin, le pianiste plonge dans la caisse et frotte les cordes avec une pièce de monnaie. Si sentiva un po’ stanco … (2001) révèle des facettes rarement entendues de la trompette : un solo sourd, sobre et lyrique, avec des glissandi extrêmement lents, presque impossibles à réaliser — un combat virtuose avec les notes. Avec de brèves césures mélodiques, parfois très rapides, on dirait même que le trompettiste lutte contre le sommeil — un clin d’œil du compositeur qui a donné au morceau le titre italien « Il se sentait un peu fatigué … ».
Il est remarquable que Brewaeys ait œuvré à la fois dans la niche spécialisée de la musique contemporaine et dans les grands genres classiques, en Flandre comme à l’étranger. Pendant de nombreuses années, il a participé avec enthousiasme aux stages de Jeugd & Muziek. Lors de la création du Juniorenorkest en 1980, il en devient le premier chef ; plus tard, il écrira pour cette jeune formation Cheers ! (1988), Dali’s Dream (1991) et Shadows with Melodies (2008). En 1988, il pose les premières pierres de ChampdAction et en devient le premier chef. Ce fut le début de nombreuses exécutions et commandes (dont OBAN (1996), Painted Pyramids (2009)) et de deux CD-portraits : An introduction to Luc Brewaeys (Megadisc Classics, 1999) et Luc Brewaeys (Etcetera Records, 2009), à l’occasion de son cinquantième anniversaire. Tout au long de sa carrière, il collabore étroitement avec de nombreux spécialistes, parmi lesquels le chef espagnol Arturo Tamayo, créateur de la quasi-totalité de ses œuvres symphoniques ; le saxophoniste français Daniel Kientzy, à qui il dédie sa Quatrième Symphonie (Kientzyphonie (1992)) ; Wibert Aerts, pour qui il écrit Ni fleurs ni couronnes : Monument pour Jonathan Harvey (2013) ; l’Arditti Quartet, créateur de son Premier Quatuor à cordes (1989) ; Ictus, commanditaire de Jocasta (2003), Schumann’s Ghosts (1999) et Double Concerto (2009) ; et le SPECTRA Ensemble, qui avec le festival Transit lui commande Cardhu (2008). Il compose également plusieurs œuvres orchestrales pour le Koninklijk Filharmonisch Orkest van Vlaanderen/deFilharmonie/Antwerp Symphony Orchestra (quatre grandes commandes entre 1987 et 2007), le Symfonieorkest Vlaanderen (Along the shores of Lorn (2005)) et le Koninklijk Concertgebouworkest Amsterdam (… sciolto nel foro universal del vuoto … (2015)).
Les programmateurs ont eux aussi adopté avec enthousiasme la musique de Brewaeys. Avant même sa Symphonie n° 1, saluée internationalement, le compositeur germano-américain Lukas Foss (1922–2009) lui commande en 1982 Trajet, souvent rejoué en Belgique et à l’étranger. En 1988–89, il est compositeur en résidence à DE SINGEL, qui continuera ensuite à lui passer commande. Il reçoit des commandes de BOZAR (dont la Symphonie n° 6 (2000)) et d’Ars Musica (Symphony No. 8 (2004)), où il est compositeur en résidence en 2003–04, mais aussi d’Anvers Capitale européenne de la Culture (Talisker (1993)), de Copenhague Capitale européenne de la Culture (Introduction (1996)) et du Crédit communal de Belgique (Symphony No. 5 (1993)). La Monnaie, sous la direction de Bernard Foccroulle, lui commande son unique opéra, L’uomo dal fiore in bocca (2007).
Par des masterclasses, des cours et son activité de réalisateur du son à la VRT, Brewaeys a constamment cherché le contact avec d’autres compositeurs et suivi de près leurs travaux. Son lien de fraternité avec des collègues d’ici et d’ailleurs se lit dans une série de pièces dédiées à des confrères sous le titre éloquent Nobody is perfect ! C’était sa manière de se railler lui-même : « Nobody is perfect, and I am the perfect example », disait-il parfois. Dans ces pièces d’anniversaire, il avait coutume de citer de courts fragments de la musique du dédicataire pour les immerger dans son propre idiome. Il en a écrit six au total : pour André Laporte, Michael Finnissy (né en 1946), Lukas Foss, João Pedro Oliveira (né en 1959), Jonathan Harvey et Frank Nuyts (né en 1957).
La citation, l’humour et le goût du calembour, si caractéristiques chez Brewaeys, se rencontrent à merveille dans Fêtes à tensions : (les) eaux marchent (2012), une commande du festival Transit dans le cadre des ISCM World Music Days. Luc Brewaeys était honoré d’écrire pour l’Ensemble InterContemporain, fondé par Pierre Boulez. Il dédie l’œuvre à son ami (et compagnon de spectralisme) Philippe Hurel (né en 1955). La traduction littérale du titre est « Fêtes à tensions : les eaux marchent », mais, prononcée rapidement en supprimant le mot entre parenthèses, on entend « faites attention aux marches ». Rien n’est dépourvu de sens chez Brewaeys : la musique recèle de multiples allusions à la marche, sans doute le dernier clin d’œil attendu dans une pièce pour cet ensemble. Selon la note du compositeur, l’auditeur attentif peut reconnaître des fragments de Ives, Tchaïkovski, Berg, Goeyvaerts, Beethoven, Varèse et Stravinski. Et, bien sûr, au vu du titre, la référence à Fêtes de Debussy s’imposait. Dans l’ensemble, l’œuvre affiche un caractère plutôt obstiné, avec, selon le compositeur, bien davantage à découvrir au-delà des citations signalées.
Qui veut démêler la genèse des compositions de Brewaeys s’attaque à un os dur. Pas la moindre note griffonnée n’en dit long : chaque étape — de la première lueur à la musique achevée — s’est jouée dans la tête du compositeur. Il lui fallait du temps pour penser, et parfois une calculatrice. L’ampleur de sa trajectoire artistique, en revanche, apparaît chaque année plus clairement. Son enthousiasme contagieux, son énergie et sa détermination ont profondément marqué la vie de la musique nouvelle en Flandre. Avec générosité et un réseau phénoménal, il a su rendre possibles de grands projets. Aujourd’hui encore, son œuvre attise la curiosité et l’imagination des auditeurs, des musiciens, des organisateurs et des musicologues. La résonance de sa musique est loin de s’éteindre.
Texte de Rebecca Diependaele & Melissa Portaels
Ce texte est paru précédemment dans l’exposition et la publication Brewaeys Unfolding. © MATRIX [Centrum voor Nieuwe Muziek], 2022.