Barbara Monk Feldman Northern Shore (2018)
Sarah Davachi Oscen (2019)
Morton Feldman Voices and Instruments I (1972)
Julius Eastman The Holy Presence of Joan D'Arc (1981)
04.10.2025 FLAGEY BRUSSEL
Morton Feldman (1926-1987) s’était déjà forgé une solide réputation comme l’un des membres du cercle new-yorkais réuni autour de John Cage lorsqu’il devint en 1972 professeur de composition à Buffalo, tout au nord de l’État de New York. Au cours des années suivantes, la petite ville, proche des chutes du Niagara, allait devenir sous son impulsion un véritable place to be pour les étudiants en composition et autres défenseurs de la musique nouvelle, grâce au Center for the Creative and Performing Arts et au festival de musique contemporaine June in Buffalo. Pour Feldman, cette étape coïncida avec une évolution dans son langage musical. Si ses préférences allaient déjà vers des sonorités plus douces et subtiles que celles de ses confrères new-yorkais, cette tendance à l’intériorité, à la répétition et à l’équilibre au bord du silence s’affirma encore davantage, avec des œuvres célèbres comme le cycle Viola in My Life ou Rothko Chapel. Par des répétitions volontairement imparfaites ou de soudains changements de motifs, Feldman façonnait des textures musicales statiques et crépusculaires, faites de sonorités et de motifs délicats.
À première écoute, il semble se passer peu de choses dans cette musique. Pourtant, celui qui s’ouvre aux sonorités accueillantes de Feldman découvre, dans les variations subtiles de ses motifs, une phénoménale richesse de couleurs sonores. Plutôt que de développer ou de construire son matériau musical, il choisit de suspendre le temps, en tournant longuement autour d’éléments similaires — un intervalle, une combinaison harmonique, une figure de quelques notes. À une époque où l’avant-garde se passionnait pour des systèmes rigoureux d’élaboration du matériau, Feldman composait avec une frappante intuition. Plus que la logique d’une construction abstraite, c’est l’expérience sensuelle de la musique qui comptait pour lui. L’exacte combinaison des voix et des instruments devenait aussi importante que les notes elles-mêmes.
Dans Voices and Instruments I (1972), cela se manifeste par un choix instrumental singulier (2 flûtes, un cor anglais, une clarinette, un basson, un cor, timbales, piano et contrebasse), qui alternent avec le son homogène du chœur éthéré sans paroles. La pièce déploie une musique douce, faite de larges accords respirants et de notes éparses. La mélodie au sens traditionnel est presque absente, mais chaque nouvelle harmonie devient un élément à la fois doux et intensément sensuel.
L’élève de Feldman, Nils Vigeland, raconte qu’un jour il demanda, stupéfait, comment il pouvait construire pendant 20 minutes des combinaisons des mêmes trois sons chromatiques (« Et les neuf autres ?! »), ce à quoi Feldman répondit : « I’m looking for the space between the cracks » (« Je cherche l'espace entre les interstices »). Cette attention portée aux qualités subtiles du son, plutôt qu’au développement, séduisit non seulement ses propres étudiants, mais fit écho à un mouvement culturel plus large où répétition, statisme et formules incantatoires gagnaient en importance, avec à l’avant-garde le minimalisme américain.
La Canadienne Barbara Monk Feldman (°1953) partit en 1985 étudier auprès de Feldman à Buffalo, et deux ans plus tard — quelques mois avant la mort du compositeur — elle l’épousa. Sa musique partage quelque chose de cette sensualité, ce qui n’a rien d’étonnant. The Northern Shore fut d’abord conçu pour deux formations possibles : un trio violon, piano et percussion, ou une version orchestrale où l’orchestre remplaçait la partie du violon. Trouver l’équilibre entre l’énergie du piano et de la percussion d’un côté, et celle du violon ou de l’orchestre de l’autre, ne se révéla pas simple. Elle décida finalement de retravailler l’œuvre, et la version de 2018 s’apparente davantage à un concerto répartissant les rôles entre le petit orchestre et les deux solistes, tout en conservant cette qualité fragile et statique.
On retrouve cette même attention aux détails, aux couleurs et à la richesse née de la combinaison de sons tenus ou répétés dans Oscen (2019) de Sarah Davachi (°1987). Influencée par le minimalisme, elle aussi recherche une expérience d’écoute sensuelle, mais davantage par les effets psychoacoustiques qui naissent de la combinaison très précise d’intervalles adaptés. Si Oscen s’ouvre encore sur des motifs répétés, ceux-ci laissent peu à peu place à de longues tenues, qui, combinées à la bande électronique, suggèrent une atmosphère proche de l’ambient.
Parmi les compositeurs qui croisèrent Feldman à Buffalo, Julius Eastman (1940-1990) fut sans doute l’une des figures les plus marquantes. Chanteur virtuose — il s’illustra dans l’enregistrement des Eight Songs for a Mad King de Peter Maxwell Davies et chanta dans l’ensemble de Meredith Monk, sa voix restant gravée dans Dolmen Music —, il sut comme compositeur donner une tournure personnelle et vigoureuse aux inspirations du minimalisme. Marginal à plus d’un titre, en tant qu’homme noir et homosexuel, il mena une vie flamboyante qui bascula dans les années 1980 dans une spirale de dépendances et de marginalité : expulsé de son logement, il survécut un temps comme sans-abri dans Tompkins Square Park, avant de mourir presque anonymement dans un hôpital de Buffalo. Sa musique n’hésite pas à exploiter la puissance hypnotique de la répétition pour en faire des déclarations vigoureuses, parfois provocantes, tout en recelant de multiples références à la spiritualité et à la symbolique religieuse. The Holy Presence of Joan d’Arc (1981), pour dix violoncelles, est porté du début à la fin par une pulsation inlassable et des motifs à l’intensité proche du riff, plus proche du rock que de l’éther feldmanien. La référence religieuse du titre suggère une quête de transcendance — mais qui jaillit ici d’une extase exaltée.
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